Chapitre 11

Délicieuse Odette

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Le diptyque de la cathédrale de Melun, ça vous dit quelque chose ? Vous n'habitez pas Melun ? Bon, j'explique : vers 1450, au format 81x91cm, Jean Fouquet (pas confondre avec Nicolas Fouquet, marquis de Belle-Isle, vicomte de Melun, vice-roi d'Amérique, procureur du roi au parlement de Paris et surintendant des Finances, lequel Nicolas écopera tout de même vingt années de forteresse à Pignerol), Jean Fouquet, donc, peint La vierge et l'enfant. Et la Vierge, c'est la belle, la très belle Agnès Sorel, maîtresse du roi. Les vierges ne vous intéressent pas ? J'en accepte le mauvais augure, mais celle-ci à un sein menu, rond et laiteux qui contraste avec une taille si fine ! Bref, c'est la maternité idéale. Et le mioche replet, lèvres roses, l'escargot ravageur en bonne et due place, c'est moi, le beau Tristan de Tréville, tel qu'en lui-même enfin l'éternité le fige.

Seule différence, mais de taille, je n'ai pas gardé le souvenir des bras de ma mère. Ne sortez pas vos mouchoirs, because Odette, ma grand-mère maternelle, l'a remplacée au sein levé ou quasi. Si je suis resté un tendre (tous les animaux et quelques femmes vous le diront), je le dois à ma délicieuse Odette.

Et Odette, c'est un cas.

Incontournable dans un polar de cet acabit. Je pèse mes mots. Dès que je m'égare sur une fausse piste ou que je patine dans la semoule à couscous, j'en touche deux mots à Odette. M'est avis que, dans une existence antérieure, elle a dû cousiner avec Miss Marple. A ce détail près qu'elle cuisine aussi les oeufs en meurettes, le lapin de garenne au chocolat, le foie gras au Sauterne et la pintade au safran. Enfin, quand elle ne pérégrine pas autour du monde avec, allez savoir pourquoi, une particulière attirance pour l'Asie !

Bref, à 75 ans, Odette, comment dire, c'est papa-maman multipliés par deux, sans les défauts dont nous créditons d'ordinaire nos géniteurs. Je n'ai d'elle que des souvenirs attendrissants, sorte d'amour extra-pur, tendresse intacte, pardon universel, joie de vivre. Auprès d'elle, je me ressource en compassion. Pas besoin de bénitier. Jamais le moindre sermon. On se sourit et la vie redevient claire.

Aujourd'hui, Odette bichonne son jardin. Une splendeur de verdure et de couleurs. Cachou, son chat rouquin, batifole dans les branches d'un tilleul, histoire de surveiller l'avancement travaux. Quand elle ne jardine pas, Odette tricote. Et quand elle ne tricote pas, elle surfe sur le web. Car ma précieuse grand-mère est une passionnée du pixel ! C'est de famille. Dans nos armoiries, sous le blason des Tréville, il y a cette devise lapidaire : "Pique celles de l'amour".

- Alors, grand-mère, quoi de neuf dans le cybermonde des mamies ?

- Dans le cybermonde, je ne sais pas, mon chéri. Mais dans le cyberespace, le programme Seti n'a rien donné. Les deux  millions d'internautes qui recherchaient une vie extraterrestre en ont été pour leurs frais : pas de petits gnomes verts à l'horizon. Deux millions, tu te rends compte ! Des nains de jardin qui rêvent toujours de Gulliver ! Tiens, comment trouves-tu mon massif de bégonias ?

- Superbe !

- Vil flatteur ! Et toi, quoi de neuf dans le cybercrime ? J'ai lu ton appel à témoins. C'est qui, cette Elodie Honon ?

Odette voit tout, entend tout (le contraire des trois singes), hormis qu'elle filtre toujours ses confidences. Un cas, vous dis-je !

- Une jeune fille qui a disparu il y a environ deux mois.

- Mais encore ?

- L'assassinat d'une bonne femme, surveillant général à l'Institution de Montalembert.

- Montalembert...Montalembert...ça me dit quelque chose. Ah oui, c'est Ginette, ma femme de ménage qui m'en a parlé. C'est bien là que vont les trois fils du Prince Aziz ?

J'en reste comme deux ronds de lunette :

- Tu connais le Prince Aziz ?

- Ginette y a travaillé durant deux mois comme femme de ménage. Ils l'ont renvoyée par qu'elle avait cassé un vase de Chine, made in Hong Kong.

- C'est Kong !

- Je ne te le fais pas dire.

- Et le Prince Zizou, il est comment ?

- Grand, gras, gourmand. C'est un exilé, donc il engraisse. Mais c'est aussi un intellectuel qui a fait une grande partie de ses études en France. Je crois savoir qu'il entretient à distance une sorte de sédition permanente dans son pays et que notre Président le tient en assez haute estime. Mais tu devrais interroger Ginette : elle adore parler de "Monsieur le Prince".

- Comment sais-tu que le Président l'apprécie ?

-Tu ne lis pas les journaux ?

- Quand j'ai le temps. Il lui a rendu visite en personne ?

- Pas que je sache, mais un de ses hommes de confiance le fait régulièrement.

- Horace Kurl ?

- Je ne sais pas. D'après Ginette, il s'agirait d'un homme très séduisant...

- ...qui ressemble à Errol Flynn.

- Ça doit être lui. Elle m'a dit Tyrone Power, mais Ginette et la mémoire des noms, ça fait deux ! Ah, si c'est Horace Kurl, tu devrais en toucher un mot à Antoine. Avant que Catherine Woman ne lui succède au Ministère de l'Intérieur, je crois que les deux hommes ne s'appréciaient pas exagérément. Au fait, comment va Odile ?

Odile, pour ceusses qui débarqueraient ex abrupto dans cette sublime histoire, c'est la fille unique et préférée d'Antoine Berne, l'ex-Ministre de l'Intérieur. Nous nous connûmes horizontalement (avec Odile) et vécûmes heureux durant quelques chapitres de la précédente histoire. Mais l'exil de son cher papa dans sa Sologne natale ayant perturbé son système endocrinien, elle a fini par le rejoindre. Aux dernières nouvelles, elle projetterait d'épouser un grand propriétaire terrien. L'amour de la terre, quoi ! Un peu comme dans les romans de Mauriac François. Qu'ensuite, s'il est cardiaque, elle pourra toujours l'empoisonner...

- Elle va bien. Je crois qu'elle va se remarier.

- Ah bon, conclut Odette qui connaît les aléas de la vie. Et cette Elodie Honon, tu penses la retrouver où ?

- Dans plusieurs endroits différents les uns des autres, mais certainement pas en paradis.

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