Chapitre 12

Un prince charmant

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Qui ment ?

Gladys qui prétend qu'Elodie lui sortait par ses palpitantes narines ou miss Lissou (Alice Ancieuse, pour ceusses qui ne révisent pas leurs leçons) qui affirme qu'elle en était toquée jusqu'au pubis ? Où les deux ? Gladys haïssant ce qu'elle ne peut adorer et Lissou (une exemplaire délatrice tout de même) daubant sa directrice favorite en l'accusant de saphisme ? "La Glagla, elle est gouine à 120 % !" Bon, mais là, je vous le concède, nous entrons dans le roman à l'eau de rose sucette qu'il est pas fait pour des mecs burnés comme vous et moi. Et puis, la Gladys, quand on a vu son train d'atterrissage, on a du mal à croire qu'il se contente du vrombissement des libellules ! Je la vois même bien (si je m'en réfère à sa conversation téléphonique) jouant les bayadères devant le Prince Zizou et le gratifiant d'une petite danse du ventre pour rester correct.

Autre mensonge par omission : Justine Justin ne m'a pas dit connaître Horace Kurl, lequel prétend lui avoir personnellement téléphoné le soir même de la disparition d'Elodie. Notez qu'avec un prénom pareil, trois Curiaces ne lui font pas peur : la tante, la fille et la mère ? Oui, mais dans quel ordre et dans quel désordre, mon Dieu !

C'est confus ? Une seconde : je vais me faire un petit noir pour m'éclaircir les idées.

Voilà.

Le café, c'est encore ce qu'il a de mieux pour phosphorer dans la nuit. Téléphonez à Balzac 001, il vous parlera de sa fameuse cafetière, que sans elle, la Comédie elle serait même pas Humaine !

En attendant que mes neuronnes s'imbibent de caféine, je me branche sur le web, histoire de baguenauder d'un site l'autre, voir si je ne pourrais pas m'acheter un photoscope ou un camé à pixels. Pour photographier ou filmer quoi ? Mes chats, tiens ! Z'en connaissez beaucoup, vous, des amoureuses qui vous suivent partout dans la maison, se frottent contre vos jambes viriles, ronronnent sur vos genoux accueillants à trois heures du mat ? Et qui jamais ne posent la moindre question sur vos emplois du temps à raie variable ?

Bonne balle : Odette m'a maillé un petit mot.

Mon chéri,

Je ne suis pas dupe de ta permanente bonne humeur. Ne rien me dire, c'est encore m'en dire trop. Et j'ai le sentiment que le mal couve toujours, que tu n'oublieras jamais cette femme et que n'en jamais parler n'est pas la meilleure solution.

Pardonne-moi, mais je t'aime tant !

Mamie Odette.

Sur le coup, je reste pétrifié de bonheur. Un bonheur triste, avec le visage de l'Autre en premier plan, la blonde Iseult qui, un jour, sans crier gare, est partie pour les Amériques. Pour les Amériques et pour toujours. Alors moi, le beau Tristan, le chevalier sans pétoche et sans reproche, je m'ai collé mon armure étincellante, et fouette cocher ! Quant à la cicatrice, c'est du cousu-main. Faut vraiment s'appeler Odette pour voir les points de suture.

Tiens, c'est dit : je commande sur le champ mon camescope chez Digital !

 

*

 

10 heures.

Je consulte le rapport de Lapaire et je téléphone à "Jacques Lautran, professeur de Lettres, classes de premières/terminales. 42 ans, marié, deux enfants. Surpris en fâcheuse posture dans sa classe en compagnie de mademoiselle Solange Louve, 17 ans." Aucun commentaire du sieur Lapaire. Le verbe gluant, Ô combien ! mais l'écriture concise. Bravo Lapaire !

Une demi-heure plus tard, ce monsieur m'attend dans un bistrot qui jouxte notre belle brigade. L'a vite compris la sensibilité du sujet et que madame Lautran, son épouse, n'apprécierait pas d'apprendre qu'il donnait dans le cuisseau de gazelle.

Je le repère immédiatement. Beau mec, moustaches à la Jean Rochefort, le regard vif et ombré, quelque chose qui sent la race, le dédain et le plaisir. Aucune inquiétude : il attend que j'ouvre le débat.

- Je ne viens pas pour ce que vous croyez savoir. Je sais que les voies de l'éducation sont impénétrables et quelquefois marginales. Je ne m'intéresse qu'à Elodie Honon et à votre éminente directrice, Madame Isambard.

Il sourit. Quelque chose d'irrésistible. Je comprends que les jeunes louves veuillent s'accaparer ce beau mâle dominant.

- Vous oubliez "de Lafigue". C'est essentiel. Aucun élève ne connaît cette Madame Isambard. Alors qu'ils déclinent Lafigue à toutes les consistances et à toutes les moiteurs.

Je me fends d'un petit sourire de connivence, puis :

- Je ne doute pas de l'imagination de vos élèves. Mais, aujourd'hui, je n'ai pas le temps de faire dans le papotage mondain. Commençons par Elodie.

Jacques Lautran lisse la moustache, tente d'évaluer d'un regard l'étiage de mon quotient intellectuel, paraît satisfait du résultat et m'informe :

- Elodie ? Brillante. Presque surdouée, mais n'en fichant pas une rame, sauf chez moi, eu égard à la littérature quelle adorait. Des talents gâchés par une sorte de révolte permanente contre nos belles valeurs morales, sa famille, les mecs, les nanas, enfin tout ! Rien n'avait grâce à ses yeux, hormis l'amour fou qu'elle recherchait éperdument, sans grand succès semble-t-il.

- Et, en clair, cette révolte, elle se traduisait comment ?

- Vous connaissez sans doute la formule rimbaldienne : Un dérèglement de tous les sens. La drogue, le sexe, la danse. Mais, hélas, très peu de poésie. Je vous le dis tout de suite : nous n'avons jamais couché ensemble. Moyennant quoi, elle me prenait un peu pour son père par intérim. J'avais droit aux confidences désabusées de ses nuits plus moches que ses jours. Et, ces derniers temps, tout s'était brusquement calmé. Enfin, elle se croyait vraiment amoureuse et je crois qu'elle l'était.

- De qui ?

- Aucune idée. C'était son secret. Elle se cantonnait à me dire qu'elle avait rencontré un prince charmant.

- Une autre question : lui avez-vous jamais vu porter un tailleur bleu marine à pois blancs ?

- Jamais ! Ce n'était pas le style d'Elodie. Plutôt jeans troués, baskets, enfin, vous voyez le genre...

- Est-ce qu'elle tenait un journal intime ?

- C'est possible. Elle ne m'en a jamais parlé. En revanche, elle m'a dit qu'elle prenait des notes en vue d'écrire un roman.

- Bien, passons à votre directrice.

- Gladys ? Un poème pour les yeux et pour l'esprit. Mais je suppose que vous l'avez rencontrée ? Un peu trop suspendue au crucifix selon mes goûts personnels, mais la compétence même. Elle gère remarquablement sa barque. Et en plus, ce qui ne gâte rien, elle est aimable.

- Entretenait-elle une relation particulière avec Corinne Négret ?

Jacques Lautran sourit finement :

- Vous voulez dire une relation horizontale ? Permettez-moi d'en douter. Je sais...la rumeur. Mais la rumeur a aussi longtemps couru que j'étais un chaste ! En revanche, la Négrette, une vraie salope celle-là, elle gougnotait ferme. Une sale gueule de Cerbère, mais la main pateline. Moyennant quoi, des heures de colles sautaient, des bulletins trimestriels n'arrivaient pas ou arrivaient trafiqués, des sujets d'examen blanc semblaient connus à l'avance par certaines élèves...Un vrai micmac !

- Gladys était-elle au courant de ces magouilles ?

- Plus ou moins. Mais elle avait pour Corinne des mansuétudes infinies. Pensez, une ancienne enfant de la DASS !

- Et, d'après vous, on l'aurait assassinée pour ces futiles raisons ?

Jacques Lautran semble réfléchir, puis :

- Il y a six ans de cela, un masseur kinésithérapeute venait régulièrement faire les sorties du lycée. Toujours monté sur une grosse moto pour appâter les jeunettes. Un soir, on sonne chez lui. Il descend ouvrir la porte vitrée de son cabinet : on l'a flingué à travers d'une seule balle en pleine tête. C'était sans doute aussi pour de futiles raisons.

Je me lève, histoire de mettre un terme à notre entretien.

Quand nous nous quittons, je me permets de lui donner cet ultime conseil :

- Méfiez-vous des portes vitrées.

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