Chapitre 16

Rose crémière

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Retour on Paris le lendemain.

Par le train cette fois, because les parachutes ascensionnels, ils n'ascensionnent pas jusqu'à l'avion. Antoine m'avait gentiment accompagné à la gare, Mathilde donné un tendre baiser en souvenir de nos anciennes galipettes - et j'ai profité du bercement ferroviaire pour dresser un petit récapitulatif de mon histoire à la noix.

Des suspects et des suspectes à la pelle, une disparition, un meurtre et je ne vois toujours pas l'entrée du tunnel. Vous non plus ? Ça me rassure. Mais moi, on me paye pour que j'éclaircisse le citoyen lambda de ma lanterne magique ! Et pourtant, croyez-moi, ça carbure ferme. Mais le carbure sans l'étincelle qui va avec, hein ?

Bon, soyons sérieux. Cette petite Elodie, on l'a vue avec un tailleur bleu marine à pois blancs (mais, d'après son prof de Français, elle préfère les fringues extra-cool); elle menait une love-story avec Horace (ce dont doute Antoine) et Gladys l'aurait aperçue en compagnie d'un homme qui ressemble à Modigliani. Autre détail : Elodie, remise semble-t-il de ses frasques, avoue avoir rencontré le prince charmant. Faut-il dissocier "prince" et "charmant" ? Et inclure le Prince Zizou comme troisième homme dans les amours d'Elodie ?

Oui, nous avons eu la même idée : le carnet fourre-tout de miss Honon que m'a remis judicieusement Gladys. Je l'ai déjà vaguement feuilleté (des rêveries d'étudiante à la pelle), mais je crois que je vais devoir me le farcir par le menu. A moins que...

- Allô, Bouzin. C'est ton chef hiérarchique et néanmoins supérieur. Je suppose qu'en ce moment tu n'as rien à fiche ?

Toussotement de Ronald, surpris en flagrant délit d'activité procréatrice.

- Compte tenu de l'heure, Commissaire, absolument rien.

- Justement, ça tombe pile. J'ai un petit travail d'agrément à te confier : il s'agit de lire par le menu le "carnet-journal-de-bord-chef-d'oeuvre-en-péril" de notre chère disparue, Elodie Honon, et de m'en extraire la quintessence. Tu verras : quelques jolies photos de tes starlettes favorites, crobards, poèmes, adresses, numéros de téléphone, le texte d'une chanson de Gainsbourg, enfin toute la lyre. C'est une expertise dans tes cordes, non ?

- Commissaire, je vous rappelle que je suis médecin-légiste à temps plein et chercheur à temps partiel. Pourquoi ne pas confier ce carnet à l'un de vos inspecteurs ?

- Parce que toi tu verras l'invisible et que ta belle intelligence cartésienne te place d'emblée très au-dessus du troupeau.

- C'est gentil pour mes collègues.

- Tes collègues sont la crème de la crème. Mais voilà, Dieu dans toute sa gloire t'a fait plus intelligent que le commun des mortels.

Je l'entends soupirer :

- Bon, laissez votre carnet sur mon bureau. Je m'en occupe aujourd'hui.

- Merci Ronald. Tu es un ange.

- Et vous, Belzébuth.

Et dans Belzébuth, y a "zeb" . Ce qu'il fallait démontrer.

(Le préfixe "bel" et le suffixe "but" feront l'objet d'une prochaine leçon.)

*

 Tiens, au fait, quelle heure est-il ? 6 heures ? J'ai envie d'aller faire un tour dans l'appartement de Corinne Négret. Pas vous ? C'est pas l'instant idéal ? "Dors, toi qui est fait pour dormir !" jette Don Quichotte à Sancho Pansa. C'est la grande différence entre les génies dans mon genre et les marmottes dans le vôtre. Le beau Tristan, dès quatre heures du matin, il a les cellules qui font tilt. Et justement, ce tilt, il me pousse, dans le frais Paris des éboueurs, des boulangers et des putes qui rentrent avec les pompes à la main, à me diriger vers l'appartement de Corinne Négret.

Je suis dans le quinzième, rue Lecourbe. Un vieil immeuble de six étage sans ascenseur. Justement, la concierge aligne les poubelles sur le trottoir.

- Corinne Négret ? je demande.

- Elle est morte, me répond l'aimable quinquagénaire. Vous êtes qui, vous ?

- Tristan, Raphaël, Alban, marquis de Tréville et Commissaire de surcroît. Police criminelle.

- Z'avez une carte ?

Je lui colle ma brême tricolore sous le nez :

- Pourquoi pas ? Si vous savez lire...

Elle ne relève pas mon insolence :

- 6 ème étage. Et jetez pas vos mégots dans l'escalier !

Je fais discrètement péter les scellés (je braconne sur le territoire du Commissaire Lepriseur) et fort de mon petit Sésame personnel, j'ouvre la lourde.

Curieux : je m'attendais à trouver un appartement bordélique, style soutifs dans les casseroles, lit béant, vaisselle en attente, chaussures qui traînent, etc.. Pas du tout. C'est propre, rangé, nickel. Visiblement la Corinne adorait donner des ordres et organiser le sien. On dirait que Blanche-Neige est passée par là ! Un seul truc, mais curieux : tout est rose. Vieux rose, rose cochon, crevette, thé, croix ! L'a même toute une étagère de la Bibliothèque Rose. Et un iMac, rose fluo, qui m'intéresse tout particulièrement. Hier, on cherchait encore le fric caché dans les piles de draps, aujourd'hui on planque ses petits secrets dans le pixel.

Sur les murs, quelques photos d'elle et de Gladys, main sur l'épaule. Des airs de vacance. Un cliché d'une somptueuse villa. Mais peu de livres, aucun tableau. Partout du rose crémière à vous donner le tournis.

Pas question, évidemment, d'emporter l'iMac sous le bras. Je confisque cinq CD de "Sauvegardes personnelles" et je me tire. Si Corinne connaissait son assassin (ah, la vie n'est pas toujours rose-touffe, ma bonne dame !), elle l'aura certainement "sauvegardé".

Sur le palier, j'allume tranquillement une clope, histoire d'emmerder un peu la concierge.

Laquelle me regarde passer, aigre et béate, nimbé dans mon halo de fumée.

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