Chapitre 2

Question de feeling

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Au cas où il vous arriverait de perdre votre vertu, vos pompes ou votre gourmette en or, pour ça le web, c'est pratique : au chapitre des disparitions, vous avez seulement 45.923 réponses. C'est simple : tout à disparu ! Les animaux, les espèces, les civilisations, le grec, Eric Tabarly, John Kennedy Jr, même Léo Ferré (Tiens !), le passé de Sartrouville, le Docteur Godard... Manque juste (mais je n'ai consulté que les premières pages) que l'irremplaçable Sheila, le divin Sabatier et le bon gros, spécialisé dans Perdu de vue, qu'il n'est heureusement pas perdu pour tout le monde.

Mais en ce qui concerne Elodie Honon, rien.

Donc tout reprendre à zéro et, d'abord, réunir la forte équipe, mes collaborateurs uniques et préférés : Ronald Bouzin, les duettistes Lédefont et Lapaire, l'inspecteur Darta (1), sans oublier le nouveau venu, parachuté de sa province profonde, l'élégant Léo Amaris, notre dandy de service premier choix.

Prioritairement, j'expose la chose, les tenants, les aboutissants et le néant de l'affaire. Un bla-bla qui ne débouche sur rien, certes, mais qui ouvre puissamment des perspectives, un peu comme lorsque la gymnaste fait le grand écart et que Pierre Fulla convient que "c'est un beau brin de fille".

Ensuite, je distribue les tâches respectives : Bouzin s'investira dans le web, le duo Black & Decker interrogera les élèves et les profs de l'Institution Montalembert, Amaris s'occupera personnellement de Gladys, Darta coordonnera le tout - et moi, j'irai voir de près si Justine Justin ressemble vraiment à sa photo en chair et en charme.

- Juste un dernier conseil, mais de taille : soyez discrets. Il s'agit de la nièce de notre Ministre de tutelle. Rien à la Presse, rien sur l'oreiller de vos épouses, rien à personne, rien de rien. Des questions ?

La pente démago.

Rien à foutre des questions, vu qu'on a été exhaustif, lumineux, limpide et tout, mais toujours concéder aux sous-fifres l'impression puissante qu'on a besoin d'un surcroît d'interrogations existentielles pour faire le plein.

Évidemment, c'est Darta qui lève le doigt le premier :

- Oui, mon petit Darta ?

- Vous évaluez nos chances de la retrouver vivante à combien, Commissaire ?

- Cent vingt pour cent.

- Et vous vous basez sur quels indices pour l'affirmer ? demande Bouzin, qu'il a étudié the Discours of la Méthode du temps qu'il était escolier.

- Un indice imparable : mon petit doigt.

- Je vois !

- Non, tu ne vois pas : tu railles l'évidence.

- Et quelle évidence, Commissaire ?

- L'évidence intuitive de ton supérieur hiérarchique. C'est mal, Bouzin; c'est très mal. Tu remets en question l'infaillibilité de ton chef, Tristan Ier. Tu démotives tes petits camarades, déjà fébriles de servir la cause ministérielle. Et pire, tu te trompes : Elodie est toujours vivante. Hugh, j'ai dit !

Je marque un temps pour bien asseoir mon autorité, puis :

- D'autres questions inutiles ?

C'est le dandy Léo Amaris (pas confondre avec Olé Aramis) qui lève le doigt :

- Dois-je faire une enquête approfondie sur la dénommée Gladys ou je me contente de l'interroger ?

- Question de feeling. Si tu décèles le moindre malaise, tu remontes jusqu'à son intimité, voire plus. Si tu la sens franche, claire et massive, tu te contentes d'inventorier tous les emplois qu'elle a occupés jusqu'à ce jour. Essaie surtout d'apprendre si d'autres disparitions ont eu lieu au cours de sa sémillante carrière. Dans son institution ou dans d'autres. Vu ?

- Oui, Monsieur.

- Darta centralisera les informations. Je veux des résultats concrets dans 48 heures. Moins peut-être, si vous ne mettez pas votre petit doigt dans les oneilles, hein Bouzin ?

- L'oeil écoute, Monsieur le Commissaire ! conclut Bouzin, qui a décidé de nous la jouer culturelle.

*

Plus en chair qu'en os, Justine Justin ressemble à une Ornella Muti qui aurait fait une petite orgie de loukoums. Ou le chagrin l'empâte ou elle forcit pour présenter les soutifs et les gaines de mémère dans La Redoute. Disons le tout net : elle est superbe. La mater dolorosa qu'on en mangerait matin et soir. Et dans cette débauche de chair rose, ces grands yeux verdâtres où votre petit poisson se noie déjà ! The beauté, style les Trois Grâces de Rubens, défiant les modes maigrichonnes de tout son capiton généreux, et vous, rêvant déjà de baignade, d'alpinisme, de toboggans enfantins et de grottes moussues à souhait où le stalagmite chantera.

Elle porte une jupe large et un pull noir et me reçoit dans une maison cossue, confortable, pastellée de teintes accueillantes dont la discrétion m'agrée.

- Ma soeur m'avait prévenue de votre visite. Je vous avoue que depuis plus d'un mois, je ne cesse de balancer entre le désespoir et la certitude de la retrouver vivante.

J'avoue que le balancement lui va bien. La houle de chair, on a beau dire, c'est mieux que la houille de mer. Pour le désespoir, je reste plus circonspect. De vagues larmettes, certes, mais rien de la poignante douleur de la mère aimante à qui l'on arrache son baby.

- Vous avez d'autres enfants, Madame Justin ?

- Oui, un fils qui est momentanément à Rio de Janeiro chez son père. Mon ex-mari est diplomate. Il prend régulièrement son fils pendant les vacances.

- Vous avez songé à me faire la liste que je vous avais demandée par téléphone ?

- Oui, Commissaire, j'ai répertorié toutes les personnes qu'Elodie rencontrait ou fréquentait. Je crois n'avoir rien omis. Simplement, parfois, il n'y a qu'un prénom. Des amis d'Elodie que je ne connaissais que par ouïe-dire. Des lycéens comme elle. Mais, vraiment, je ne vois pas ce que je pourrais vous révéler que je n'ai déjà raconté en détail à votre précédent collègue !

"Me révéler", "raconter en détail"! Franchement, une femme qui se prénomme Justine, vous n'avez pas envie de lui demander si elle ne connaîtrait pas, par hasard, un certain Donatien, Alphonse, François, marquis de... ?

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