Chapitre 21

Les deux pieds dans l'eau

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Hier, pervers polymorphe (d'après Sigmund), aujourd'hui type bien : avouez que la culture/nature, elle marche pas toujours recta. Mon histoire non plus d'ailleurs. Ça commence à sentir son puzzle à quatre milles morceaux. J'entends déjà les récriminations lectorales : "Trop de personnages, trop compliqué, trop long, trop court". Franchement, z'avez jamais lu le mode d'emploi d'un camescope numérique, genre Sony-Canon ? 175 pages de délire et pas l'once d'une plaisanterie pour faire le break. Fournissent même le Doliprane et les deux piles R6 avec un petit supplément. Et pour l'intrigue, c'est nul !

Tiens, on vient de passer à l'heure d'hiver ! Donc, au lieu de me lever à quatre heures, mon ordinateur m'annonce que depuis trois heures du matin, je cogite pour ajuster les morceaux de cette foutue saga ! Et, comme à Paris, on s'achemine vers les froides ténèbres du poète, j'irais bien me faire une lampée de soleil à Port-Camargue. Pas vous ?

Évidemment, je pourrais m'enquérir auprès du Commissaire Boutrain (nous nous croisâmes au cours d'un séminaire sur la délinquance du vieillard), mais le personnage me défrise. Plus vaniteux qu'un pet et plus con qu'une marmite. Tout pour plaire, quoi ! Donc, j'esquive. Je connais là-bas un petit inspecteur sympa qui me rancardera aussi bien et mieux. Et puis quoi, j'ai bien le droit d'aller me faire une ventrée de moules et de rouille en lorgnant la mer qu'elle est toujours recommencée, non ? Même que, si j'ai le temps, je pousserai jusqu'à Sète pour visiter le Cimetière marin...

Train, voiture ? (Je ne peux tout de même pas vous refaire le coup du parachute ascensionnel !). J'opte pour une voiture de service, caïman neuve, déjeune après Lyon et bigophone à Luc Brénard pour le prévenir de ma discrète arrivée.

- Tu préfères pas voir directement Boutrain ?

- Il me gâcherait le paysage. L'affaire Arthur Honon, ça te dit quelque chose ? Une histoire de disparition en mer, cadavre qu'on retrouve, etc...

- Ça date ?

- Presque vingt ans.

- Tu rigoles, j'étais pas né ! Enfin, presque. Bon, je me rancarde et je retiens une table chez Paulo. On se voit là-bas vers midi.

- Midi trente, j'y serai.

*

Port-Carmargue l'été, sauf si vous aimez la viande touristique, vaut mieux passer outre. Mais, en automne, quand le clapotis de la mer vous affriande, c'est le pied. Et même les deux pieds dans l'eau. On se prend pour Chateaubriand, tellement qu'on bée aux bleuâtres horizons, avec un chouïa de romantisme made in France. Bon, mes états d'âme vous emmerdent ? Je passe.

- Alors, tu as pu glaner quelques infos ?

Nous sommes attablés chez Paulo. Le plat de coquillages odore l'iode. Le bonheur est simple comme l'odeur de la mer.

- J'ai ce qu'il te faut.

Luc, c'est le jeune flic efficace et pas chiant. Sa famille (napolitaine du côté de sa mère) a débarqué en France au moment où on traitait les Italiens comme aujourd'hui les Arabes. L'en garde un souvenir tout attendri. Brun, le teint mat, des yeux magnifiques : la tronche de David, descendue de la statue de Michelangelo Buonarroti (en français dans le texte).

- Alors ?

- On a effectivement retrouvé le voilier de ton mec en piteux état. Et lui, quelques semaines plus tard, méconnaissable. Tellement méconnaissable que sa femme (une certaine Justine) a prétendu l'identifier à son alliance en or blanc. Mais comme il n'y avait aucune inscription sur l'alliance, le doute subsiste. D'après le rapport, il semblerait qu'elle ait reconnu le cadavre : a/ Pour toucher le montant d'une assurance-vie; b/ Pour être libre de se remarier, le cas échéant. Mais peut-être était-ce vraiment son mari ?

- Je suppose que les assurances ont dû enquêter ?

- Elles ont rapidement classé l'affaire : le montant était assez dérisoire.

- C'est tout ?

- Oui. Enfin, oui et non. D'après les débris qu'on a retrouvé du voilier, on pense qu'il a explosé ou brûlé. Mais on peut savoir ce que tu recherches ?

Je lui tends une photo d'Elodie :

- C'est la fille du cher disparu. Manque de bol, elle a disparu elle aussi. Je me suis donc dit qu'ils s'étaient peut-être retrouvés dans un autre monde. Un coup de nostalgie : le pseudo-mort sort de l'anonymat, ressuscite enfin aux yeux de sa fifille et ils partent ensemble vers des pays où le ciel est toujours bleu. Enfin, c'est une hypothèse...

- Elle pourrait se tenir. Et la mère, là dedans ?

- Le mère et la fille s'apprécient modérément. Le mère haïssait son ex-mari. De ce côté là, ça se tient. Mais encore faudrait-il que le navigateur solitaire soit vivant !

- D'après sa femme, il portait toujours autour du cou une médaille en or gravée à son nom. Or, on ne l'a pas retrouvée.

- Qui a découvert le cadavre ?

- Un pêcheur du Grau. Un vieux. Depuis le temps, il doit déjà être mort.

- Tu as son adresse ?

Luc consulte le dossier qu'il a pris soin de photocopier :

- Je l'ai.

- Alors, on y va.

Le temps de finir le Listel et de parachever ce repas de Luculus par un petit noir, et nous nous rendons à la piaule d'Agusto Paoletti. Maison blanche, basse, propre. Le midi façon Cézanne, quoi !

*

Une gente dame, en compagnie de son fils, nous reçoit aimablement.

- Nous sommes de la Police et nous recherchons un petit renseignement. Vous êtes madame Paoletti ?

- Je suis sa fille. Mais aujourd'hui, je suis madame Lombard. Mon père est mort il y a trois ans.

- Et toi, tu es le petit Lombard ! dis-je en m'accroupissant près du gamin.

- Oui, Monsieur.

- Dis donc, tu as une bien jolie médaille ! C'est ta maman qui te l'a offerte ?

- Non, c'est mon papi.

Je regarde la médaille. Pas de doute : elle est en or. Je la retourne et je lis "Arthur".

- Et tu t'appelles comment, charmant garçon ?

- Arthur Lombard, M'sieur.

Avouez, qu'aujourd'hui, Neptune se fout passablement de la gueule du monde !

- Cette jolie médaille, vous savez d'où elle vient, Madame Lombard ?

- C'est un pêcheur qui l'avait offerte à mon père. Je crois qu'il lui avait acheté un de ses bateaux. Et, en souvenir, il lui a laissé cette médaille parce que, disait-il, là où il allait, il n'en aurait plus besoin.

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