Chapitre 22

Rintintin, Nénette

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Neptune ou pas, une chose est presque sûre : Arthur n'est pas mort. La médaille, portée par le petit Lombard, révélait de nombreux signes d'usure. Visiblement, on ne l'avait pas achetée la veille chez Van Clef & Arpels. Et sa forme octogonale, confirmée au téléphone par Justine, m'incitait à croire que le cher disparu courait toujours dans la joyeuse nature.

- Au fait, Justine, vous avez encore des photos de votre ex-mari ?

Sa réponse sent le satanisme :

- J'ai tout brûlé.

C'est alors que Bouzin (il prend des leçons d'espionite chez Carnivore) me tend une photo du défunt. Au mouvement de ses lèvres, je comprends qu'il l'a trouvée dans le carnet d'Elodie.

- Tristan ?

- Oui, chère amie...

- Je me sens très seule en ce moment. Venez me voir...

- Seulement vous voir ?

- Mais non, vous savez bien...

- D'accord. Préparez le repas, j'apporterai les loukoums. Je serai chez vous vers 21 heures.

Elle en soupire d'aise :

- Merci.

*

C'est drôle, hein, toute ma vie, j'aurai oeuvré dans le bénévolat pour S.O.S Femmes Seules. C'est comme un vice. D'aucuns s'investissent dans les enfants en détresse, les chiens errants, le chat de la Mère Michel, les cloches, les drogués, les sans abri, le Tiers-Monde. Moi, je sévis dans la femme seule ou presque seule. Une vocation, quoi ! Ça m'est venu pendant que je gardais les vaches en Savoie. D'abord, j'ai eu des bourdonnements dans les oreilles, puis la voix de la déesse Cypris m'a parlé : "Tristan, tu t'occuperas des femmes seules". Mais comme j'hésitais, elle a repris : "Et Dieu te le rendra au centuple". Évidemment, dans ces conditions ! C'est comme ça que j'ai fini par remplacer le Valium au pied levé. Mon truc ? Je soulage la douleur par l'apposition des mains. Comme l'Autre, mais plutôt dans le genre thaïlandais. Ensuite, dès que la respiration s'accélère, je sors mon pendule et je prévisionne l'avenir : le bonheur est dans l'après. Côté réussite, c'est rectal. La preuve ? Mon carnet de rendez-vous ne désemplit pas. Un seul inconvénient, mais de taille : la Sécu ne reconnaît pas le bienfait de mes interventions manuelles, because le trou.

Mille excuses : je m'ai un peu égaré.

Donc, la photo que me tend Bouzin était cachée dans la couverture du carnet d'Elodie. On y voit le portait d'un type d'environ la cinquantaine, costard de velours noir, écharpe rouge, qui ressemble effectivement à Modigliani, sauf qu'Amedeo il était mort à 36 ans. Amedeo, vous voyez de qui je parle ? Non ? C'est pas vrai ! Et vous espériez rentrer en sixième cette année !

Donc, Gladys avait raison.

Elodie retrouve son papa à la sortie de l'école (factuel) et ils s'évadent ensemble, mais z'où ? (hypothèse).

Pendant que nous discutons avec Bouzin des perspectives d'avenir de nos deux ouailles (cartésiennes chez lui, chateaubrianesques chez moi), Miss Buste me passe un coup de fil :

- Une certaine Gladys Isambard. Vous prenez ?

- Je prends recto et verso.

Tout de suite, j'ai sa voix de soprano dans le pavillon gauche, le meilleur. Un vrai lever de rideau à l'opéra.

- Bonjour, c'est Gladys. Que faites-vous ce soir ?

Et voilà ! Voilà les situations que j'abomine un max ! Kif-kif Rodrigue et le prince de Danemark. Mettre ou ne pas mettre, franchement, je me tâte la question ! Car enfin, il est clair que je rêve de l'aérodrome gladysien, qu'il n'est pas de soir où je n'atterrisse sur sa mappemonde rosâtre et granuleuse, Ô combien pleine de senteurs opiacées, de vertigineux ravin, d'obscures grottes où l'olifant sonnera ! Mais bon, j'ai promis, j'ai promis ! Raconter un crack à Miss Justine ? Jamais. François Donatien Alphonse ne me le pardonnerait pas.

- Ce soir, c'est ma soirée d'escalade.

- Ah bon, vous faites de l'escalade ?

- Oui. Tous les quinze jours, pour m'entraîner, je gravis une paroi.

- Mais c'est dangereux !

- Question d'habitude.

- Vous n'êtes pas seul au moins ?

- Toujours deux. Un qui grimpe et l'autre qui assure. Au fait, vous souhaitiez peut-être m'inviter ?

- Oui, mais ce sera pour une autre fois.

J'insiste :

- Mercredi soir ?

- Je vous rappellerai.

Que faire, hein ? Chasser Gladys de mon inconscient tourmenté et songer à la montagne de chair rose qui "m'assurera"au bon endroit, s'il me prenait l'envie de dévisser ? D'un autre côté (donc de face), mon professionnalisme prévaut. La Gladys, elle n'est pas aussi transparente qu'un vitrail. Because son alibi du père Landros, (celui qui promène son chien tous les matins) le samedi où Corinne Négret et le Laguiole se sont croisés, il tient pas la route. Le père Landros est formel : "Je n'ai pas pu sortir Rintintin ce matin-là (c'est mon Labrador) parce que Nénette (c'est ma femme), elle est entrée à l'hôpital pour une grossesse utérine extra."

Donc, acte.

Gladys prend des vacances avec la Négrette. Gladys n'a pas d'alibi le jour de sa mort. Gladys prétend ne pas la porter dans son coeur, ne verse aucune larme sur son ex-amie. Et le jour de son enterrement (Bouzin filmait discrètement la scène), Miss Lafigue, en tailleur parme, m'est apparue aussi belle, froide et comestible qu'un sorbet aux myrtilles. Étonnant, non ?

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