Chapitre 25

Capri ou Courchevel, c'est fini

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Comme dit le poète, j'ai passé une massive nuit en compagnie de mes chats et de ma bouteille de scotch. La solitude du héros, faut se la faire ! Et comme chaque fois que la solitude me taraude, j'ai resongé à elle, à Iseult, aux trois années pendant lesquelles j'ai vécu dans l'écharpe de sa voix, ses longs cheveux de soleil, sa silhouette comtale. Dur-dur, la mémoire ! Mais bon, d'un autre côté, l'idéale vie bouzienne avec ses cinq gosses, sa chère épouse et le joyeux tintamarre familial, je me flinguerais dans la seconde qui suit. Le seul long fleuve tranquille que je connaisse to day prend sa source au creux de mon nombril. Du coup, ma rêverie, elle vaque du côté d'Hercule. Pas le travailleur mythologique N° 12, non. Le Poirot de la sublime Agatha. Certes, côté pompe à neurones, l'Hercule culmine. Mais cette vanité ridicule qu'il trimballe à propos de sa moustache et de ses "petites cellules grises", je me pose des questions. Vengeance de femme, qui égratigne son héros pour l'humaniser ? Souvenir du colonel Archibald Christie, son premier mari ? Le militaire avait-il aussi ces cheveux teints, cette paire de bacchantes, ce crâne en forme d'œuf et ce souci byronien du vêtement ?

Comment, je m'égare ? Mais pas du tout : je compare. Par exemple, lui faisait travailler ses "petites cellules grises" alors que, chez moi, elles sont grosses. Autre différence : je suis jeune, beau, viril et modeste. Surtout modeste. Et pourtant, nous avons un point commun : le vrai coupable, il faut attendre la fin du book pour le découvrir. Curieux, non ?

*

Marie-Ange Primat, la directrice de la DASS est une femme charmante. Quarante années de dévouement au service de l'enfance malheureuse, chapeau ! Elle rayonne d'une patience infinie, d'une douceur d'un autre âge. Tiens, le Jean-Paul, plutôt que de canoniser à bâbord/tribord, ferait mieux de venir faire un tour du côté de Marie-Ange Primat. Because, si le Paradis existe, elle y montera plus vite que notre fusée Ariane.

- Oh, Corinne, ce n'était pas du gâteau ! m'avoue-t-elle. Quand elle est entrée ici, elle n'avait pas douze ans. Voyez-vous, lorsque j'ai appris qu'elle avait été assassinée, je n'ai pas été surprise. Je n'ai jamais su pourquoi, dès son enfance, Dieu l'avait abandonnée.

- Orpheline ?

- Si l'on veut. Ses parents ont été asphyxiés au gaz durant leur sommeil. Corinne a échappé par miracle à ce drame familial. Quand on l'a retrouvée, le lendemain, elle dormait dans une petite remise au fond du jardin. Mais elle était dans un étrange état d'hébétude et, pendant plus d'un an, elle n'a pas pu parler. Longtemps, j'ai cru qu'elle avait été traumatisée par cette mort. Mais un jour, elle m'a avoué qu'elle haïssait ses parents. La veille du drame, pour la punir d'une maladresse, son père avait mis le petit chat qu'elle adorait dans le micro-ondes. Elle l'avait vu exploser sous ses yeux.

- Quelle horreur !

- En fait, j'ai deviné ce jour-là qu'elle avait elle-même ouvert le gaz et, sans doute, assassiné ses parents. Mais je n'ai jamais rien dit. Aujourd'hui qu'elle est morte à son tour, c'est autre chose. Dieu jugera.

- Et vous, comment la jugiez-vous ?

- Monstrueuse avec les uns, adorable avec quelques autres. Notamment, je sais qu'elle s'entendait bien avec la directrice de Montalembert. Il y avait aussi une autre jeune fille qu'elle aimait bien. Je les ai aperçues une fois ensemble et elle me l'a présentée.

- Alice Ancieuse ? Le genre baba-cool, un peu crade, avec des bagues partout...

- Non. Une très belle fille. Avec des cheveux noirs jusqu'au bas des reins, des yeux verts. Un visage très pur. Beaucoup d'allure.

- Elodie Honon ?

- Peut-être. Je n'ai pas une excellente mémoire des noms, mais je n'oublie jamais les visages. Et il serait difficile de ne pas se souvenir du sien.

*

Bon, eh bien, on avance lentement, mais sûrement. Vous n'aimez pas la lenteur ? Vous vivez à cent à l'heure ? C'est bien. James Dean, Ayrton Senna et le chauffeur de Dodi, c'était aussi des rapides. Dommage qu'ils soient arrivés si vite dans le mur.

Et puisque je parle de vitesse et que je m'engage dans la rue Tocqueville, je trouve que la grosse bagnole qui fonce dans ma direction, elle mériterait un PV en triple exemplaire. Kif-kif le torero (alias Mister Yorkshire ) dans Un singe en hiver, je reste plus immobile qu'un marbre. Pas de doute, on trouve que j'ai trop longtemps vécu et que je ferais un "cadavre exquis". Me jeter en avant ? Impossible : je deviendrais la cible idéale. Reculer ? Je me ferais broyer contre le mur. Reste une seule solution : j'avance d'un pas, histoire de recadrer la voiture qui n'est plus qu'à une dizaine de mètres de mon précieux corps. Et là, comme à la parade, genre Jackie Chang (mais en mieux), j'exécute un flip arrière (bon, faut pas flipper) qui surprend mes agresseurs. Crissement de freins, arrêt du rouleau compresseur à une trentaine de mètres et deux mecs en descendent, visiblement mécontents. D'autant plus mécontents qu'ils ont des mitraillettes courtes à la main, Ingram US ou Uzi, pour achever le travail.

Mais c'est dans l'achèvement, justement, que tout se complique. Car à la cible mouvante, c'est simple, j'ai toujours eu 19,75/20. Comment vous dire ? Vous voyez Jesse James et Billy the Kid ? Eh bien, je leur prends 3/1000ème de seconde chrono pour sortir le flingue. Faut le faire, non ?

D'autant que le crissement de la bagnole intéresse très vivement les quidams. S'approchent pour voir ces cons qui, ces abrutis de, ces inconscients, quoi ! Et puis, si le sang coulerait, quel panard !

Donc, on en revient au fameux théorème de la vitesse. Avec son corollaire existentiel : faut-il tirer vite ? Dans la position du tireur couché, le temps vaut de l'or. Couché sur qui ? C'est tout le corps du débat. Mais, debout, eu égard au flageolement des guibolles, l'accélération s'impose. Donc, je tire le premier. Le petit gros, à droite, je le cadre au jugé dans la valvule mitrale. La balle de mon 357 Magnum lui explose son petit coeur, que ç'en est un vrai geyser. L'autre, je cours le risque de l'aligner dans la rotule gauche et les ligaments ad hoc. Déjà, il a levé son Uzi dans ma direction, mais ma balle lui coupe la neige sous les skis. Capri ou Courchevel, c'est fini. Il s'effondre en poussant un hurlement qui ferait pâlir de jalousie Lara Fabian.

Lorsque je m'approche de l'amputé, je constate qu'il a une cicatrice au menton.

Et dans ce cas-là, comme tout bon citoyen qui se respecte, j'appelle les flics.

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