Chapitre 3

Un excellent psy

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- Vous désirez prendre un café , Monsieur...?

- De Tréville. Tristan de Tréville. Oui, merci, j'adore le café.

Nos regards se croisent. Mes yeux noirs et ses yeux verts échangent fugacement des cajoleries complices. C'est discret, phosphorescent, ludique à souhait.

- Il me semble avoir vu votre photo dans Le Figaro Madame ou dans Le Nouvel Observateur, je ne sais plus...On parlait de vous à propos d'une histoire de carte bleue, je crois ? A moins que ce ne soit sur Internet. Je passe des heures à rechercher le moindre indice, la moindre information qui m'assurerait qu'Elodie est toujours là...

Pendant qu'elle s'éclipse dans la cuisine, j'en profite pour mémoriser en douce toutes les photographies qui décorent, çà et là, les murs du salon : le frère et la soeur en vacances, Justine et sa fille, une foultitude de grands-parents, Mme la Ministre en short en compagnie de sa soeur, une belle photo d'Elodie en maillot de bain. Mais aucun diplomate à l'horizon. Comme il en va souvent dans les couples divorcés, on raye l'autre de sa mémoire visuelle pour ressusciter plus vite.

- Vous faites votre provende d'images, Commissaire ? me demande-t-elle lorsqu'elle revient, les bras chargés d'un plateau.

- J'essaie de sentir certaines choses...

- Mais encore ?

Je prends mon faciès doctoral, genre Nostradamus, mâtiné de papa Freud avec un zeste de madame Soleil :

- Voilà, je ne doute pas que vous n'ayez tout raconté au Commissaire Lepriseur. Mais ce qui m'intéresse est ailleurs...

- Que voulez-vous dire ?

D'un étui en argent, Justine a sorti une cigarette blonde que je m'empresse d'allumer. Une fraction de seconde, ses deux mains enserrent la mienne. Ensuite, elle s'assoit en face de moi, épanouit sa somptueuse chair dans le large fauteuil de cuir noir et me regarde attentivement.

- J'aimerais que vous me parliez de votre fille, de vous, de son enfance, de votre mari, de vos récentes angoisses, enfin de tout ce qui pourrait vous passer par la tête. Comme ça, à bâtons rompus.

- Vous voulez dire : comme je le ferais chez un psychiatre ?

- Exactement.

- C'est délicat, m'avoue-t-elle.

- Je le conçois, mais si je vous pose des questions traditionnelles, nous allons retomber dans des réponses que je connais déjà parfaitement.

Justine esquisse un sourire :

- Vous savez, je n'en ai pas l'air comme ça, mais je suis immensément bavarde. Nous risquons d'y rester jusqu'à la nuit !

A nouveau, nos yeux se parlent. Je lui cite Baudelaire :

- La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,/Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, / Et je buvais ton souffle... Nous commençons ?

- Vous me troublez, Commissaire. Ce n'est pas bien. Surtout en ce moment. Je reste assise en face de vous ?

- Non, venez vous asseoir près de moi. Regardez ailleurs. Pensez ailleurs. Lorsque que vous étiez encore une jeune fille modèle et que vous avez rencontré votre mari.

- Oh, je n'ai jamais été une petite fille modèle...

Dehors, le soir tombe doucement. Les vitres se teintent d'ombre. Justine raconte.

Et ce n'est pas spécialement à piquer des vers.

*

Allez savoir pourquoi, les femmes m'ont toujours spontanément raconté leur vie. Oh, rien de puissamment croustillant ! La gazette du coeur sur fond de verge en vadrouille. Des trucs genre Biba, Cosmopolitan, la mère Emma quand elle rencontre Rodolphe et qu'elle s'imagine qu'elle va visiter Venise en gondole, serrer la main du Titien et baiser l'anneau du Pape. Des conneries en rose que, sans elles, la vie elle serait plus chiante que les chansons d'Etienne Daho et la goualante d'Esméralda. Mais c'est ainsi : j'inspire ou j'aspire le vide. Ma grand-mère Odette m'a toujours assuré que j'aurais fait un excellent psy. Peut-être. Je dois avoir une tronche à faire béer aux lointains bleuâtres, comme dit François René, because la Justine, elle plane haut !

L'a démarré dans les vallonnements familiaux, la foire aux bons sentiments, papa, maman, sa soeur Catherine Woman et son frère Jacques, bac plus douze et chomiste professionnel. Les choses se gâtent avec l'arrivée de l'oncle Alfred, le frère de sa mère, banquier à ses heures et pervers à temps perdu. Tripotage de l'oncle, initiation de la flûte à bec et des goûts prononcés pour la musique de chambre relativement précoces. Quelques "flirts" lui reviennent en mémoire, qu'elle revit dans un grand écart sudoral. A périodes régulières, l'oncle revient, encombré d'un gros tourment, qu'elle éponge pour quelques cadeaux en or. "Que voulez-vous, je n'ai jamais su résister aux bijoux !"Toutes ces révélations faites, il va de soi, sur le mode feutré, piquetées d'allusions pudiques et de pudeurs claudéliennes qu'on en pleurerait ! Mais bon, je grappille l'essentiel et vous livre une traduction circonstanciée.

Doucettement, on arrive à la naissance d'Elodie. A vingt ans, Justine connaît sa ravageuse passion, la tornade blanche, l'arc électrique du coeur qui lui met le feu au cul. S'appelle Arthur Honon. L'est marié, mais résilie son contrat d'ennui et l'épouse au grand dam de ses parents qui le trouvent trop beau, trop intelligent, trop passionné, mais pas suffisamment riche. Malheureusement, à la naissance d'Elodie, le bel Arthur se tue dans un accident de voiture : une histoire stupide de table ronde, transportée sur la galerie d'un antiquaire, qui se détache et vient le heurter en plein front. Résultat : trois mois de déprime et trente kilos de chocolat. "Je n'ai jamais pu les perdre, Commissaire, mais aujourd'hui j'ai fini par les accepter bon gré mal gré !".

Z'arrivons maintenant aux contreforts du présent : Justine se remarie quatre ans plus tard avec son attaché d'ambassade, Raoul Justin. Ses parents le trouvent moche, pas futé-futé, froid comme un sorbet, mais le fin du fin côté pognon. Donc, épousailles, liesse et naissance de Raoul Jr dans la foulée.

D'accord, j'admets : les histoires de famille, c'est chiant ! Jamais pu lire une saga-gaga de ma vie ! Un peu Les Thibault, mais j'étais jeune. Je me farcissais une admiration gidienne carabinée, donc fatalement je lisais aussi ses copains : Roger, Frédéric, Fedor et les autres. Mais les sagas, c'est des histoires pour grabataires en goguette, des trucs de gonzesses, de la camomille en branches pour Mamie Parkinson et Papi Mougeot.

Enfin, j'ai voulu que la Justine trempe sa madeleine in the thé, même si c'est du temps perdu, je boirai son infusion familiale jusqu'au bout. N'est-ce pas, Marcel ?

Vous me direz : "Tout dépens du bout dont vous parlez ?"

Allez savoir...

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