Chapitre 32

Tout feu tout flamme

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Chaque fois que je vois Bouzin, je me demande toujours s'il a six, sept ou huit enfants ou si sa femme ne lui en prépare pas un neuvième. J'ai vu jouer deux fois La vie est un long fleuve tranquille et mes rires ont dû me déglinguer quelques synapses. Je subodore même que nos interrogations se croisent, tant les familles nombreuses stupéfient les célibataires professionnels. Et réciproquement : mon célibat semble une monstruosité au prix Nobel de la ponte. Mais bon, chaque fois que je rencontre Lolita, je préfère qu'elle soit la jolie fille d'un autre ! Normal : on ne change pas ses serpentins d'ADN..

Ce matin, mon Bouzin paraît soucieux. Me tend un papier sur lequel je lis de simples initiales : L.C.

- Ces deux lettres reviennent souvent dans les textes cryptés de Corinne Négret. Elles ne vous évoqueraient pas quelqu'un par hasard ?

- En vrac, je peux t'offrir : Lieu Commun, Lumière Céleste ou, dans un autre genre Calmann-Lévy, Leslie Caron, Christian Lacroix, Christophe Lambert... Tu en veux d'autres ?

Bouzin soupire :

- Vous ne pourriez pas être sérieux cinq minutes ?

- Méfie-toi de mes apparences légères. Je pense, donc je ris.

- Comprends pas.

- Tant pis, je me crispe et je t'écoute.

- Il semblerait que Corinne Négret ait eu, avec ce L.C, une relation orageuse. Qui, en plus - il ou elle, je ne sais pas - semblait lui devoir du fric.

- L'amour, l'argent... Je ne te demande pas si dans ton histoire il y a aussi du pétrole, tu te vexerais.

- Commissaire, ce matin, vous m'agacez !

- C'est le propre des amitiés orageuses. Sauf que dans la nôtre, il n'y a que de petites ondées. Tiens, question pour question : je cherche un aéro-club dans la région de Fontainebleau ?

- Je ne vois que Nangis. À vol d'oiseau, c'est à environ 30 kilomètres de la forêt.

- Parfait. Attendons d'abord de savoir où l'oiseau se cache pour faire cui-cui.

Et c'est à l'instant où je mets ma main dans la poche de ma veste (hasard objectif) que j'éprouve le sentiment d'avoir fait une connerie.

J'en sors la carte de visite, repère l'adresse et je fonce.

*

Je roule à tombeau semi-ouvert, monte les escaliers trois à trois, sonne avec la délicatesse d'un bûcheron et la porte s'ouvre.

Surprise, surprise : elle est là. En chair, en os (très peu) et en slip.

- Tiens, Commissaire, quelle agréable visite !

- Mais je croyais que vous deviez partir hier soir ?

Daphnée fait une moue évasive :

- Oui. J'ai réfléchi. Je préfère encore mourir à Paris que d'aller m'exiler à l'étranger. C'est vrai, là-bas je ne connais personne ! Mais entrez, je ne vous mangerai pas !

- Mais où, là-bas ?

- Mais au Brésil ! Remarquez bien, j'étais prête...

Elle me désigne une quinzaine de valises Vuiton empilées dans son salon.

- ...et puis, j'ai regardé quelques photos de Brasilia. Moi qui déteste le béton, quelle horreur ! Vous avez déjà vu cette ville ? Tenez, c'est simple, tous mes chacras se sont refermés d'un coup ! Oh, mais ne faites pas cette tête ! Vous croyez vraiment que je risque quelque chose à Paris ?

L'ange de la logique passe avec une aile emboutie.

- Dans cette tenue, vous risquez surtout de prendre froid...

- Oh pardon !

Et, comme elle tangue jusqu'à sa chambre pour aller passer un vêtement, la sonnerie de la porte retentit. J'ai déjà sorti mon flingue et je lui fais signe de se rapprocher de moi :

- Ne restez surtout pas dans l'axe de la porte et apportez-moi un balai.

- Un balai ? Mais je n'ai pas de balai ! Un aspirateur, non ?

Je me saisis d'un club de golf qui dépasse de ses bagages :

- Bon, maintenant retournez dans votre chambre et à la seconde sonnerie, vous crierez "J'arrive". Mais surtout n'en faites rien. Vous restez dans votre chambre.

Comme la seconde sonnerie tarde à venir, je fais tomber une chaise pour simuler une présence.

On sonne à nouveau. Daphnée crie "J'arrive" et j'imite le bruit des pas sur la moquette avec mon club. Puis, tout en restant à l'abri dans une pièce donnant sur le hall d'entrée, je touche la chaîne de sécurité avec le bout de mon spoon. Immédiatement, des coups sourds se produisent et trois impacts de balle décorent la porte à la hauteur de la poitrine. Je fais feu presque dans le même temps, mais avec un peu moins de discrétion. J'entends le "Ah !" distinctif de l'homme étonné de mourir si jeune et des pas précipités dans l'escalier.

Lorsque Daphnée me rejoint sur le palier, l'homme est mort. Brun, type oriental, la quarantaine.

- Mais vous l'avez tué !

- Un club de golf, ça ne pardonne pas. Appelez la Police.

- Mais c'est vous la Police ?

- Certes, mais vous n'êtes pas dans mon secteur.

Brusquement, Daphnée semble réaliser qu'on était venu pour l'assassiner. Elle décroche le téléphone, puis :

- Taxi ? Venez me prendre au 18, avenue Foch. C'est pour Orly. Mon concierge va descendre les bagages. Faites vite !

Elle se tourne vers moi, la lèvre inférieure tremblante :

- Bon, j'ai compris. Merci pour tout. Je vous revaudrai ça à mon retour.

- Dès que vos chacras seront rouverts...

- Idiot ! Tenez, gardez les clés, gardez l'appartement, gardez tout. Je file pour prévenir mon concierge.

Mais c'est sur le pas de la porte qu'elle me livre (si l'on peut dire) le meilleur d'elle-même :

- Ah, la commode en marbre de ma chambre. Soulevez le marbre. Vous y trouverez quelques documents intéressants. Bisou, je vous écrirai.

Et elle disparaît vers l'ascenseur comme un elfe, tout feu tout flamme.

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