Chapitre 4

Simple dérapage

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J'ai quitté Justine, il était environ cinq heures du matin.

Très calme.

On the rotules, mais calme.

Et puis, encore partout sur la bouche et alentour, son odeur de femme pleine et entière, ses senteurs de baobab sacré. Et le sentiment sécurisant du serpent royal quand il s'enroule sur le corps de la reine mère et qu'elle pousse des ouf de contentement. Prendre son pied, moi ? Quelle dérision. Le Tristan, il vient de prendre une montagne. Et planter son drapeau sur un tel sommet, croyez-moi, c'est mieux que d'aller agiter les couleurs françouaises sur le blanc manteau de l'Annapurna of Maurice !

Z'allez me dire : "Toutes les femelles plient le jarret dès qu'elles vous voient". Et alors ? Z'êtes jaloux ? Et les autres zéros, y font comment ? Les James Bond, Malko, San-Antonio et consorts ? Z'avez jamais été célibataire, beau comme un Dieu et monté comme Bacchus ? M'excuse : c'est le propre des zéros. Bon, d'accord, côté "vie intérieure", c'est pas Byzance. Mais la baisance compense, non ?

J'ai pris ma vieille Jaguar, j'ai traversé Paris comme dans la chanson de Dutronc et j'ai gagné mon home, sweet home où mes quatre chats m'attendaient. Quelques reproches, de-ci de-là, sur mes dérapages nocturnes, mais rien de grave. Après d'apaisantes caresses et des croquettes ad hoc contre la cystite, les délicieux matous m'ont laissé vivre en paix.

Tiens, ça me rappelle un vers de Rimbaud :

Les fleuves m'ont laissé descendre où je voulais

Que vient faire Rimbaud dans mon histoire ? Rien. Un simple dérapage culturel, au cas où vous seriez en manque de poésie poétique.

Ensuite, j'ai pris une douche, allumé ma bécane et je m'ai branché sur le web pour faire joujou.

J'explique : depuis que je suis devenu une célébrité nationale, j'ai fait comme les stars du showbit : je m'ai créé un mien site. Le truc simple : c'est moi, MOI et MOA. Qui suis-je ? D'où viens-je ? Qui a mis au monde une telle perfection ? Faut-il me cloner ? La blonde Iseult existe-t-elle vraiment ? C'est d'ailleurs à mon adresse perso (http://www.commissairetristan.com) que vous pouvez venir plier le genou, faire la courbette et laisser vos coordonnées pour que je vous en touche deux brins. D'accord, on se connaît pas, mais on se fait des saluts de la main, style "Ce n'est qu'un au revoir"; et basta.

Ce que vous ignorez, c'est que sur une page bordée de noir comme un faire-part d'enterrement, j'ai mis de nombreux petits appels à témoins. "Délateurs, délateuses, dites-moi TOUT - et gagnez un paquet de préservatifs Bandux ! Suce au crime !" C'est le style. Paraît que ça marche fort aux US, où que la peine de mort est devenue le premier sport national après le baise-ball. Donc, j'imite - et depuis quelques jours, j'ai mis en place plusieurs interrogations, dont cette phrase laconique et fière de l'être :

 

Qui à vu Elodie Honon, le 12 Avril à Paris ?

 

Car, c'est le miracle du cyber espace, y a que des voyeurs. Donc, fatal, quelques exhibitionnistes dans mon genre (moins prisés toutefois que les loulous et les louloutes à poils) et les voyeurs de voyeurs, les grands obsédés de l'espionnite, les Mata à risques de l'infarctus, les Carnivores que la liberté leur donne des palpitations dans le myocarde, ces cons !

Donc, j'ai quatre réponses circonstanciées, plus trois conneries.

Liquidons d'abord les conneries : "Elle n'a pas bougé de mon plumard", "Tu voudrais peut-être aussi te la taper, mon salaud ?" ou encore : "Z'auriez pas sa photo dédicacée par hasard ?"

Les autres réponses méritent une réflexion réfléchie :

1. Je ne peux rien vous dire par écrit. Ce soir, aux Deux Magots, 20 H. Je lirai "Les caves du Vatican".

2. Questionnez la figue folle de Montalembert !

3. Je l'ai vue le 11 avril, donc mardi, en compagnie d'un type d'une cinquantaine d'années. Elle était vêtue d'un tailleur bleu marine à pois blancs. Ils marchaient bras-dessus bras-dessous et se dirigeaient vers la place du Carrousel.

4. Interrogez le député Horace Kurl.

Eh bien, me semble que les choses se compliquent à loisir, non ? Je réponds sobrement par des "OK" et des "Merci", des fois qu'ils (ou elles) auraient des intentions de se lâcher. Petit tour, quand même, aux premières pages des canards en ligne, saut rapide chez mes copains de FTPresse et je file directo à la brigade, rejoindre la fine fleur de la poulaille française.

 

*

 

Miss Buste semble ragaillardie par le plein été. Elle m'accueille la lippe avenante et le sein gonflé avec, dans l'oeil, un soupçon de rêverie qui me fait craindre le pire. Soit elle vient de déguster le dernier film d'Emmanuelle Béart, soit elle a découvert la poésie de Saint-John Perse et le choc fut rude !

- Ça va, mon petit ? paternalisé-je.

Elle descend lentement de son nuage, puis :

- Bonjour, Monsieur le Commissaire. Vous savez ce que j'ai lu dans mon horoscope, ce matin ?

- Que les seins vont en enfer et que les vôtres vous y attendent déjà !

Elle hausse les épaules, signe chez Marianne du désappointement le plus vif :

- Que j'allais rencontrer aujourd'hui l'homme de ma vie. Vous êtes quel signe, vous ?

- Signe de la croix.

- Non, allez, plaisantez pas !

- Signe extérieur de richesse.

- Vous riez, mais l'homme que je dois rencontrer, justement, il est riche ! s'exclame Miss Buste en m'agitant sous le nez sa jardinière.

- J'ai cent milliards de neurones. Si vous voulez que je vous en refile quelques-uns ?

Elle a une réponse pertinente :

- Franchement, ici, qu'est-ce que j'en ferais ! Ah, Commissaire, je crois que Ronald vous attend au labo...

Ronald Bouzin, c'est l'homme de science de la brigade. Non seulement il jongle avec les formules de Ramanujan, mais les nombres d'Apéry, il vous les manipule à jeun, un doigt dans le nez et l'autre pointé sur le tableau noir de votre ignorance crasse. Que même le théorème de Lucas, je croyais qu'il portait sur La guerre des étoiles ? Eh bien, non. Et c'est ce jour-là que j'ai compris que, côté neurones, j'étais encore un peu juste !

- Du nouveau, Bouzin ?

- Oui, bonjour Commissaire. Vous vous souvenez du petit Rodolphe Martain ?

- Très bien. 13 ans. Il a disparu le 4 août 97 sur le trajet qui le conduisait au Collège des Oiseaux.

- Regardez ces photos. Je les ai récupérées cette nuit sur un site pédophile. Je suis persuadé que c'est lui. Sa mère nous avait bien précisé qu'il avait une légère malformation au pied droit ? Regardez la position de son pied.

- Exact. Ça vient d'où ?

- D'un site hollandais. Vous prévenez la brigade des mineurs ?

- A l'instant. Ainsi que nos collègues belges. Mais sans illusion. Côté pédophilie, au Ministère de la Justice, z'attendraient plutôt que les enfants grandissent pour classer le dossier. Ou égarer les CD Rom qu'on leur envoie.

- Autre chose, Commissaire. J'ai téléphoné au Collège des Oiseaux. Le directeur actuel n'était pas en poste à cette époque.

- Mais la mère Gladys de Lafigue, elle, y était ! Et elle s'occupait du gazouillis des oiseaux, non ?

- Bravo, Commissaire. Toujours votre petit doigt ?

Je prends amicalement Bouzin par les épaules :

- Vois-tu, mon petit Ronald, l'art divinatoire, ça ne s'apprend pas dans les écoles de Police. C'est un don. Je vais même te dire mieux : selon où je place mon petit doigt, je peux t'annoncer à un degré près la température de la dame !

- Quelle poésie, Commissaire !

- Ah bon, parce que tu croyais que la poésie de la vie, elle s'arrêtait à la ceinture ? Sacré Bouzin !

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