Chapitre 5

Sainte Gladys

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Vous l'aurez sans doute remarqué : depuis que le Net sévit tous azimuts et que notre Ministre de l'Education y veut qu'on soye tous des génies du mulot et de la grand-mère, toutes les écoles qui se respectent ont leur site. Large tartine sur les faits d'arme du bahut, rareté de l'oxygène culturel respiré, esprit de la Maison, chiottes nickel, profs au carré, mille et une activités plus seyantes les unes que les autres, avec en prime le topo sur le Dirlo.

Donc, je me colle sur le site de l'Institution Montalembert, histoire de visionner le curriculum de Miss Gladys Isambard de Lafigue, vu qu'avec un nom pareil, soit vous descendez du jambon de Jupiter, soit vous êtes la fille illégitime d'Eléphant man et d'Alice Sapritch.

D'emblée, la charte graphique vous rappelle que Jésus n'est pas très loin : les jolies couleurs de Monseigneur l'Évêque quand il se déguise pour jouer du goupillon. Puissante page sur Charles René Forbes, comte de Montalembert, sa vie/son oeuvre (Je vous conseille tout particulièrement son Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie et Les Moines d'Occident, en seulement cinq volumes) et, enfin, le curriculum de la Gladys.

Surprise : son portrait nous la présente comme une femme encore comestible, d'environ la cinquantaine, cheveux tirés en chignon, mi-sévère mi-salope, avec quelque chose de la gretchen en uniforme bleu marine et blanc, que certains masos qui cherchent toujours maman, ils ne dédaigneraient pas sa fessée. Enfin, moi, c'est ainsi que je m'imagine Mademoiselle Lambercier, vu que Rousseau il en avait des bandaisons infantiles. Que voulez-vous, ma bonne dame, la perversion, c'est comme la valeur du Kid : elle attend pas le nombre des années.

A ce sémillant portrait s'ajoutent ses gros diplômes, ses premières armes comme professeur agrégée de Lettres classiques à l'université catholique de Sainte Emmanuelle (pas confondre avec l'Arsan), puis sa vocation de directrice (elle visitait Domrémy quand elle s'est sentie appelée), son autorité naturelle et sa parfaite connaissance des problèmes inhérents à l'enseignement moderne : lire de gauche à droite, pas faire trop de fôtes, aimer les estrangers presque blancs et pas mettre son portable dans son slip de bain. Mais Dieu l'assiste dans sa tâche et lave plus blanc que blanc. En clair, le genre d'autoportrait que je me colle on the ouèbe pour épater le badaud. A cela s'ajoutent son hystérie du bénévolat, la vente des chapelets ("Une armure puissante contre l'enfer pour 35 francs seulement") et son adhésion inconditionnelle à Tradition, Famille, Propriété, une association pour les sans châteaux, sans manoirs ni autres gentilhommières qui tant plaisent pourtant au seigneur Dieu.

Mais de zones d'ombre, nenni. Rien sur ses précédents postes dans d'autres établissements religieux. La violence, la drogue, le sida, les disparitions ? Gladys connait pas. Ne veut pas connaître. Et ne connaîtra jamais.

Du coup, les glandes m'échauffent et je téléphone sur le champ à l'Inspection Académique, tombe sur Madame Pipelette qui me donne, à la virgule près, tout ce que je veux savoir sur sainte Gladys :

Née en 1951. Veuve depuis 1979.

Enseigne à l'université Sainte Emmanuelle de 1981 à 85.

1986-95 : directrice de l'Institution des Mimosas

1996-98 : Collège des Oiseaux

Et, depuis septembre 1998, elle dirige l'Institution de Montalembert.

Je consulte immédiatement le fichier des disparitions locales depuis 1981 et j'en dénombre 72. J'exclus les adultes fugueurs et autres courseurs en solitaire autour du monde : restent 39 adolescents. Sur 39, 18 d'entre eux fréquentaient l'un des quatre établissements où la présence de Gladys est attestée. Me semble que l'étau se resserre autour de la sainte et que son auréole risque d'avoir des nausées.

 

*

 

Léo Amaris cultive le style mousquetaire : barbichette à l'impériale, moustaches daliesques et bouclettes dans le cou où sa belle chevelure blonde s'épanouit. L'a un petit côté Vincent Perez qui plaît aux dames, avec un soupçon de Jean Marais qui plaît aux messieurs. En somme, il fait flic comme je fais archevêque. Mais côté références, c'est le top : courageux, pugnace, intelligent, fin tireur et troisième dan de karaté, sous la férule du Maître Ichi Ho Braye. Chapeau !

D'ailleurs, Miss Buste a tout de suite senti qu'il tirait bien, que même s'il cherchait une cible pour s'entraîner dans les locaux de la brigade, il pouvait dégainer sans prévenir. Mais, apparemment, Amaris travaille dans un format plus discret et dédaigne les cercles concentriques de notre secrétaire préférée.

- Alors, tu l'as vue, la Gladys ?

- J'en viens, Monsieur. Une femme exquise.

- Tu me parles de la pulpe ou du cerveau ?

Il sourit finement :

- Les deux, Monsieur. Elle n'a d'ailleurs pas nié que cette disparition l'avait personnellement affectée. Sans parler, évidemment, de la réputation de Montalembert, qui en prend un coup.

- Bon, ça c'est le blabla de circonstance, mais encore ? Ton sentiment personnel ?

Amaris secoue ses belles boucles blondes, regarde si ses ongles sont à la bonne longueur, hésite puis :

- Il est double. D'une part, elle est mouillée jusqu'à...

- La culotte.

- Si vous voulez. D'autre part, elle n'a rien avoir avec ces disparitions. Je m'exprime au pluriel parce que, vérification faite, d'autres adolescents ont disparu des établissements qu'elle occupait avant de venir en poste à Montalembert. Grosso modo, une vingtaine en vingt ans, ce qui fait beaucoup.

- Nous sommes tout à fait d'accord. J'arrive au même résultat.

- Ah. très bien.

- Tu m'expliques ?

- D'après moi, mais il ne s'agit-là que d'un sentiment très personnel, ces disparitions s'organisent autour d'elle, sans doute en partie grâce à elle, mais sans elle.

Il marque un temps, vérifie le pli parfait de son pantalon et poursuit :

- Cette femme est un comble d'intelligence, de distinction et de naïveté (je sais que vous diriez "de bêtise" !) qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Elle croit profondément à des valeurs qui ne sont plus exactement de ce monde : l'honnêteté, la droiture, le respect de l'autre, la charité. Enfin, je sais Monsieur que vous n'êtes pas particulièrement porté sur le crucifix, mais je n'imagine pas une seconde cette femme organiser des enlèvements dans sa propre institution. Ou alors, je suis le roi des rêveurs !

Quand je vous disais qu'il était bien, notre dandy de service !

- Bon, écoute. Je n'ai aucune raison de douter de tes impressions personnelles, mais Gladys est quand même au centre de tous ces enlèvements. Alors, mouillée, pas mouillée, tu vas me la prendre en filature pendant huit jours. Je veux tout savoir sur elle : son courrier, ses coups de fil, si elle écoute Brahms, Bachelet Pierre ou Beethoven, la couleur de ses culottes, les films qu'elle adore, lit-elle les grands romans de Claire Chazal ? enfin tout ! Vu ?

- Vu.

- Juste un détail, mon petit Amaris. Lorsqu'on a rencontré Lord Brummel une seule fois, on risque de s'en souvenir toute sa vie. Un individu remarquable, si je puis m'exprimer ainsi sans t'offenser, est fatalement remarqué. Donc...

Amaris rit (histoire de faire un hiatus) :

- Soyez sans crainte, Monsieur. J'adore me déguiser !

 

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