Chapitre 50

L'affaire du siècle

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Antoine m'accueille en bras de chemise, la tripe en relief et toujours les bretelles bon chic bon genre pour lui sabrer le poitrail. Aujourd'hui, elles sont d'un jaune vif, piquetées de pères Noël et d'angelots avec, çà et là, quelques clochettes mutines et de très jolies feuilles de houx.

- Un cadeau de ma nouvelle secrétaire, s'excuse-t-il. Alors, tout est bien qui finit bien, non ?

- Vous trouvez ? J'ai un peu le sentiment que cette affaire se mord la queue et qu'elle n'est pas résolue !

- Non, mais tu plaisantes ! Tu recherchais Elodie Honon et tu découvres qu'elle vit les grandes retrouvailles avec un père célèbre, supposé mort depuis presque vingt ans. Tu démantèles un réseau de criminels en tous genres, sauves des enfants et permets la récupération d'un stock important d'armes et de drogue. Tu découvres l'assassin de Corinne Negret et tu me permets de récupérer mon poste de Ministre, franchement, qu'est-ce qu'il te faut de plus ?

- Les vrais assassins courent toujours.

- Si tu fais allusion au prince Abdel Aziz Ben Salem Fouhati et à son frère, je te rassure. On ne s'est pas contenté de les reconduire à la frontière : ils sont dans les prisons du gouvernement saoudien. Quant à Gladys, elle finira sa vie dans un monastère thibétain. C'est une autre façon de s'emprisonner pour le restant de ses jours. Et puis, tu as rendu ta secrétaire célèbre ! J'ai vu sa photo sur les magazines. Beau châssis ! Bon, mais je ne t'ai pas demandé de venir pour parler de cul. D'abord, te remercier pour le pétard. Je l'ai fait analyser par le labo. Pas d'empreintes, mais ça je m'en doutais. En revanche, c'est bien le six trente-cinq qui a servi pour tuer Brémond. Et comme il était enregistré au nom de Monsieur Woman, la belle Catherine va s'en prendre pour vingt ans. Deuxième chose, le Président m'a chargé de te gratifier d'une promotion. C'est du pipeau, mais côté salaire, tu t'en porteras nettement mieux. Enfin, tertio, j'ai une affaire un peu délicate à te confier. Tu m'écoutes ?

- Mais je suis tout ouïe, Monsieur le Ministre. Je contemplais votre nouveau bureau.

Antoine sourit. Je sens qu'il jubile doublement d'avoir réintégré ses fonctions et que je l'appelle toujours "Monsieur le Ministre".

- Spacieux, hein ? Bon, je t'explique. Tu sais que les Présidents sont des hommes comme les autres. Non seulement, ils président, mais ils mangent, boivent, dorment et baisent comme les autres, voire même légèrement plus. A ce titre, le nôtre est aussi un chaud lapin. Personne, au moins dans le monde politique, n'ignore qu'il a une fille adultérine à laquelle il est très attaché.

- Vous voulez parler de Bélise ?

- Oui. Donc, le Président avait offert à Bélise, justement pour son vingt-troisième anniversaire, un gros diamant, un truc genre Koh-i-noor, mais en plus beau. Un diamant qu'il tenait d'un voyage officiel en Afrique du Sud et dont il n'avait jamais parlé. Or, tu n'ignore pas que ces cadeaux offerts au Président en exercice font partie intégrante du patrimoine national. Jusque là, rien de bien méchant, puisqu'il ne s'agissait que d'un cadeau symbolique : Bélise devait le porter durant les fêtes de fin d'année et le restituer ensuite à son cher papa.

- Mais le diamant a disparu !

- Exact. Ce qui met le Président dans une très fâcheuse posture. Si la presse s'empare de cette nouvelle, il peut rendre immédiatement son tablier. Bref, il n'y a que toi pour nous sortir de cette merde, et nous en sortir discrètement.

- Elle est comment cette Bélise, Monsieur le Ministre ?

- Bien. Consciente d'être la fille de Zeus, mais bien. Elle termine actuellement ses études d'archéologie et prépare une expédition pour le Pérou, en compagnie d'Harry Gollot, le grand archéologue canadien. D'ailleurs, je t'ai préparé un dossier sous un faux intitulé, avec de faux noms, mais tu t'y retrouveras facilement.

Antoine enclenche l'interphone :

- Bérénice, vous m'apportez le dossier marqué "Andromaque" ?

Je sens que ça devient racinien.

Et mieux que de le sentir, je le vois.

Le drame de la séduction dans toute sa douloureuse splendeur. Bérénice, c'est...comment dirais-je ? (les mots me manquent), c'est Gladys avec vingt ans de moins. Le même chignon sévère, les mêmes lunettes cerclées d'or, la même mappemonde royale. On dirait l'ogive de l'infini dont parle Flaubert. J'en ai le souffle haletant, l'artères battante, la paupière nictitante...

- Bérénice, permettez-moi de vous présenter le fameux commissaire Tristan.

Elle me regarde comme si j'étais de la mie de pain pour les oiseaux, puis elle ébauche un sourire :

- Bien sûr. Je suis une de vos ferventes admiratrices.

Elle me tend une main de complaisance et repart, comme elle était venue, en marchant sur des nuages.

Antoine rigole :

- Non, non, rassure-toi : elle ne passe pas sous le bureau.

- Quelle femme ! dis-je, encore sous le coup de l'émotion.

- N'est-ce pas ? D'ailleurs, quand je t'ai téléphoné tout à l'heure, rappelle-toi, je t'ai dit que j'avais une affaire pour toi. Et je suppose, mais sans pouvoir évidemment le prouver, que Bérénice, c'est l'affaire du siècle. A toi de jouer, mon petit !

*

Saloperie de vie ! Vous vous croyez bien au chaud dans votre arrogance et vos baskets, vous tenez d'une main ferme les rênes rétives de la vie et, plouf ! une image perce votre rétine et vous êtes perdu. Mais cette blondeur, ce dédain et cet étrange sourire, il me semble les avoir attendus toute ma vie. Bérénice ! Même ce prénom qui m'a gonflé (lorsque je me farcissais Racine au bahut), je le divinise dans l'instant. Tiens, voilà que moi aussi je me mets à marcher sur des nuages !

Et ils me conduisent où, ces nuages ?

Sous la porte cochère de Miss Buste.

Eh oui, autant faire profiter l'enfançonne de cette ivresse des cimes. Et savoir donner aux autres un peu du bonheur que l'on reçoit.

- Putain, c'est pas vrai, tu es venu ! Oh, Tristan !

Marianne s'est jetée dans mes bras comme une tourmente.

- Oh, non, je n'arrive pas à le croire ! Mais qu'est-ce qu'il t'a pris ?

Alors, avec toute la sincérité dont je suis capable :

- Je n'allais quand même pas rater l'affaire du siècle ! lui dis-je.

 

Paul Carbone - 8/12/2000

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