Lafcadiette -oOo- Les titres, ça vous chatouille l'orgueil : Président, Docteur, Maître, Général directeur, chef, patron, Monseigneur, Sa Sainteté, Votre Béatitude. Tout de suite, un titre vous immortalise le bonhomme. Se sent moins con, plus mieux, au-dessus de la valetaille humaine, juste à la gauche du King. Les présentateurs de téloche, que la flagornerie leur blanchit les incisives, z'appellent les stars Monsieur Eddy ou Monsieur Lino. On rigole ! Mais bon, s'il y a des carpettes, c'est bien pour qu'on leur marche dessus ! Personnellement, j'aime beaucoup Chancel. L'est né dans un pot de confiture. Dès qu'il interviewe, il tartine. Le moindre minus ressemble à Pantagruel. Avec lui, faut se faire une tête de nuage. C'est le top ! Tout ça pour vous dire que j'apprécie qu'on ne m'appelle pas Commissaire. Monsieur, c'est bref, lumineux. Monsieur Tristan ? Oui, dès que j'ouvrirai un claque. Donc, le Monsieur se pointe au rendez-vous des Deux Magots pour repérer l'un des rares livres d'André Gide qui me fasse encore un peu marrer. Z'avez pas lu Les Caves ? Dommage, on aurait pu avoir un sujet de conversation... Tour d'inspection des tables et je repère très vite mon Lafcadio, lequel est d'ailleurs une Lafcadiette, genre baba cool, le cheveu à l'affût du shampoing, des pompes à hurler, mais mignonne. Tout de suite, on a envie de lui offrir une baignoire et l'esthéticienne qui va avec, mais pour cette fois, nous nous contenterons d'un café. - Z'en prenez un autre ? Elle lève la tête, me reconnaît, esquisse un sourire : - Z'auriez pas une clope ? Je lui offre mon paquet de cigarettes et commande deux cafés. - C'est bien ce bouquin ? - Mouais. C'est chiant. Je l'ai cette année au programme du D.E.U.G. Vous l'avez lu ? - Quand j'avais votre âge. - C'est quoi cette histoire d'acte gratuit ? - Un faux problème. Aucun acte n'est gratuit. Elle a un petit sourire malin : - Vous voulez dire que je peux me faire payer mes infos ? - Possible. Mais c'est moi qui jugerai de leur valeur marchande. Dites d'abord. Elle se tripatouille le gras du cheveux, enroule une mèche emperlée autour de ses bagues à trois francs, tire sur sa clope, regarde autour d'elle des fois que Sartre reviendrait faire un tour, puis : - Elodie, on était ensemble à Monta y a deux ans. Elle s'est plantée au bac parce qu'elle en foutait pas une. Une histoire qu'elle avait avec un mec marié. En fait, elle était rarement au bahut. - Sa mère devait être au courant ? La directrice la tenait sans doute informée de ces absences, je suppose ? - Glagla ? Vous voulez rire ! Elodie en faisait ce qu'elle voulait. Ah, des ronds de chapeau, elle en a bavés la Glagla ! C'est qu'elle l'avait dans la peau, cette salope ! - Attendez, je vous suis plus : c'était qui la salope ? Elodie ou Gladys ? - Mais Gladys ! Ah, c'est vrai, vous pouvez pas le savoir : la Glagla, elle est gouine à 120 % ! Gouine avec des poils sous les bras et des machins longs comme ça sur les guibolles, mais gouine. Plutôt dans le genre sergent-major, si vous voyez ce que je veux dire. Toujours à fureter du côté des douches pour s'occuper des nouvelles, leur "passer la visite" et leur promettre d'excellents résultats en fin d'année si elles sont sages... Enfin, vous voyez ? - J'entrevois. - Seulement, avec Elodie, elle a eu le coup de marteau sur la tronche, le coup de foudre, quoi ! Et l'autre, maligne comme un singe, elle en profitait un max ! "Demain, je m'absente, mais si tu veux que je sois gentille, tu dis rien. Compris ?" Et la Glagla, pas un mot. Rien. Pour un simple baiser d'Elodie, elle aurait vendu la Saint-Vierge et tous ses santons ! Enfin, c'est ce qu'Elodie m'a raconté... Lentement, mais sûrement, Baba cool me vide mon paquet de clopes, commande encore un café et ajoute : - Ça, quand elle a disparu, on peut dire que ça lui a fait un choc ! - En somme, d'après vous, Gladys n'est pour rien dans la disparition d'Elodie ? - J'en mettrais ma tête à couper ! - Ce serait dommage ! Elle me fait un petit sourire par en dessous : - Merci, Commissaire. - Et qu'est-ce qui vous permet d'être aussi affirmative ? - Il suffisait de voir sa tronche pour comprendre. L'a pas arrêté de chialer pendant une semaine ! Même encore aujourd'hui ! Je crois qu'elle était vraiment mordue... - Mais, votre Glagla, elle vit seule ? - Sincèrement, j'en sais rien. Depuis son veuvage, on dit qu'elle est à la colle avec sa secrétaire, mais c'est difficile à croire. Un tel veau ! - Et il s'appelle comment, le veau ? - Corinne Négret. Environ la trentaine. Une voix de mec, une démarche de mec, moche à pleurer. Le genre cheftaine à la con, toujours le chapelet entre les cuisses et la chansonnette au bout des lèvres. Vous dire qu'elle est grave, c'est rien ! Elle se trimbale toujours dans une vielle chignole aussi pourrie qu'elle. D'après Elodie, c'est elle qui téléphonait en douce à la mère Justin pour la prévenir de l'absence de sa fille. Comme elle fait un peu office de surgé, je vous dis pas les heures de colle : ça pleuvait ! Une vraie salope ! On l'avait surnommée Miss Gretchen, c'est dire ! - Et le type qu'Elodie fréquentait, vous le connaissiez ? - Non. Je savais juste qu'il était marié et que c'était l'amour fou. - Rien d'autre ? Réfléchissez... - Juste un truc : ils se donnaient régulièrement rendez-vous dans un petit troquet, pas très loin de l'Elysée. Je l'avais accompagnée une fois...Voilà, je crois que c'est tout. Elle allume une nouvelle clope, puis : - Vous savez, maintenant, tout ça c'est loin. Y a longtemps que j'ai plus revu toutes ces connes. Je suis en fac, j'ai d'autres copains. Les gouines de Montalabert, c'est du passé. Elle marque un temps : - Alors, et ma récompense ? Je lui tends un paquet : - Tenez, la voilà. - C'est quoi ? - Le Journal tome I d'André Gide dans la collection de la Pléiade. - Waou ! Super ! Je vais vous dire un truc, Commissaire. Vous vous fâcherez pas ? - Je vous écoute. - Vous ressemblez pas à un flic. Je vous trouve même assez beau mec ! - Le compliment me va droit aux parties sensibles. Au fait, vous vous appelez comment ? - Ça, en revanche, c'est une question de flic. Je m'appelle Alice, mais tout le monde m'appelle Lissou. Alice Ancieuse. Marrant, non ? Je me lève, paie les consommations, lui tend une main amicale : - Ma chère Lissou, si vous avez du nouveau, vous m'envoyez un mail. - Chouette, je pourrais avoir le tome II ! |