Chapitre 9

Humain quoi !

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D'après Bouzin, qui jongle avec la poudre de perlimpinpin pour les empreintes, le serpentin d'ADN et la loupe à la Sherlock, Corinne Négret n'a pas subi de violences sexuelles. Me semble même, vu sa tronche et le soubassement, qu'elle devait les appeler de tous ses voeux, les violences ! Mais bon, la Nature n'avait pas voulu qu'elle fût violable - et nous en resterons, si vous le voulez bien, à la périphérie de son corps. Ceci étant, la délicate personne qui lui a planté son Laguiole (format Rambo) dans le coeur, elle n'y est pas allé de main morte ! Visiblement, Corinne Négret connaissait son agresseur, lequel sera passé derrière elle (elle était assise à son bureau) afin de mieux lui chatouiller l'endocarde. Du coup, à vue de nez, l'a pas dû souffrir beaucoup.

Pendant que Bouzin oeuvre comme un chef (d'après le ramollissement de l'encéphale et la rigidité du gros orteil, la mort remonte à 7/8 heures du matin), j'en profite pour rejoindre Miss de Lafigue Gladys, dans son bureau.

Chignon impeccable, boucles d'oreilles discrètes, élégantes lunettes cerclées d'or, l'oeil artistement fardé, j'avoue, à ma grande honte, que le larmoiement lui sied bien. C'est sobre, urbain, avec le petit tamponnement du mouchoir au coin de l'oeil, très class. Au moment où j'entre, Gladys est en train de téléphoner aux parents de la défunte pour savoir s'ils veulent un enterrement trois étoiles, avec Monseigneur Lagerbe pour l'accompagner jusqu'au Ciel à coup d'eau bénite ou si la fosse commune, façon Mozart, s'harmoniserait mieux avec leurs moyens financiers.

- C'est cela, réfléchissez. Mais ne tardez pas trop tout de même !

(Sous-entendu : "Ça cocotte vite, ces bestiaux !")

Ensuite, elle relève la tête, fait semblant de découvrir ma noble présence, s'extraie délicatement de son fauteuil et s'avance vers moi la main tendue.

Jusque là, rien. Ou presque. Une assez belle femme. Dans la fleur automnale de l'âge, qu'il chanterait le poète. A peine empâtée par les ans, mais de beaux reliefs. Elle est vêtue d'un ensemble pull pantalon en jersey lycra polyester bi-extensible, serré à la taille par une ceinture large d'un rouge sombre qui fait ressortir ses hanches. Sa poignée de main ressemble à un cordial abandon, à mi-chemin entre l'arrachement du bras et la plaquette de beurre. Mais c'est quand elle se retourne pour aller s'asseoir à son bureau que je le vois.

Alors là, un seul qualificatif lui conviendra : fantastique ! Hénaurme, dirait mon ami Gustave F. L'aérodrome parfait pour un atterrissage en douceur. Vallonné, stimulant, convivial, serviable, humain quoi ! Bon, je sais que mes lectrices ne vont pas apprécier : "Vous les Mecs, si on vous radiographiait l'encéphale, on n'y trouverait qu'un cul !" Mais j'opine (si du moins ce verbe ne vous semble pas trop indécent ?). J'opine même deux fois. La première, parce que le pauvre type qui sommeille en nous, je comprends qu'il vous porte sur le millefeuille ! La seconde, parce qu'avec un soubassement de cet envergure, que dis-je un soubassement, un socle céleste, le même pauvre type gagne ipso facto le paradis.

Enfin, Gladys se rassoit. Nos regards se croisent. Satisfaction réciproque : elle sait que je l'ai vu et que je lui octroie vingt sur vingt.

- Madame Isambard de Lafigue...

Elle me coupe immédiatement :

- Isambard suffira !

J'acquiesce poliment : en tant que directrice d'un bahut, voilà une figue qui a dû être malmenée par des générations de plaisantins.

- Madame Isambard, pourriez-vous me donner votre emploi du temps de la matinée, disons depuis 6 heures du matin ?

Elle me lance un regard de charmeuse. Surprenant pour une adoratrice de Sapho, non ?

- Comme vous êtes brutal, Commissaire !

Le ton du papotage mondain. Je lui sors ma voix de velours made in Versailles :

- Madame, le cadavre refroidit...

Elle se reprend aussi sec :

- Oh, excusez-moi. Je me suis donc levée comme tous les matin à six heures, j'ai pris un bain chaud, j'ai longuement paressé dans ma baignoire jusqu'à sept heures, j'ai déjeuné. Ensuite, pomponnage, habillage, prière. Il était sept heures trente lorsque j'ai démarré ma voiture. Huit heures moins le quart lorsque je suis rentrée sur le parking de l'Institution. Je me suis, comme à l'accoutumée, dirigée vers le bureau de Corinne. Je sais que, même le samedi, elle vient très tôt pour avancer son travail. En la voyant ainsi affalée sur son bureau, j'ai tout de suite compris qu'elle était morte. Je n'ai touché à rien et j'ai prévenu la police.

- Quelqu'un pourrait-il corroborer cet emploi du temps ?

- Personne. Attendu que je vis seule...Ah si, Monsieur Ladros, mon voisin. Il sort son chien tous les matins vers sept heures. Un Labrador. En principe, il me suit jusqu'à ma voiture. Évidemment, j'ai horreur d'avoir un homme derrière moi !

- Évidemment...

- Mais lui, c'est différent. Il est discret.

- Il se contente de le regarder, je suppose ?

- Pardon ?

- Je veux dire : quand il fait sa crotte dans le caniveau.

- Ah, oui, excusez-moi, j'avais mal compris.

L'a très bien compris, Lady Gladys. Connait ses pourceaux mieux que Circé ! Son philtre lunaire, elle en sait tous les ravages, la gueuse !

- Donc, Monsieur Landros pourra confirmer qu'il vous a vue ce matin ?

- Absolument.

- Est-ce que, selon vous, Mademoiselle Négret avait des ennemis ?

Gladys ouvre un coffret vernissé, en sort une cigarette, l'allume calmement et me jette son regard N° 5 de Chanel (celui qui fait ululer la bête et cui-cuiter les pinsons). Derrière ses lunettes cerclées d'or, c'est irrésistible.

- Puis-je être franche avec vous, Commissaire ?

- J'adore les mensonges, mais pour vous je ferai une exception.

Elle sourit :

- A ma connaissance, Corinne Négret n'avait que des ennemis. Oh, pas au point de vouloir l'assassiner ! Mais elle était foncièrement agressive, cassante, insolente avec les élèves et les professeurs, au point que j'ai dû plusieurs fois la sermonner. D'un autre côté, elle assumait ce rôle de censeur nécessaire pour instaurer la discipline dans une institution comme la nôtre. A-t-on jamais connu un Surveillant Général sympathique ?

- Est-il habituel que votre lycée soit ouvert le samedi matin ?

- Oui. Nous n'assurons pas les cours, mais tout le personnel administratif est présent. Corinne Négret arrivait souvent la première. Elle avait ses clés.

- S'entendait-elle bien avec Mademoiselle Elodie Honon ?

Voilà une question qu'elle est bonne !

Ce qui l'est moins, c'est la réponse de Glagla :

- Elodie Honon était une élève insupportable. Si elle n'avait disparu brutalement, je l'aurais renvoyée de l'Institution. J'ai rarement connu quelqu'un d'aussi insolent !

- Je croyais que l'insolence faisait parti des vertus de la jeunesse ?

- Une jeune fille qui se drogue, qui fume, qui fugue et qui couche pour passer le temps, croyez-moi, Monsieur le Commissaire, pour lui trouver l'ombre d'une vertu, il fallait se lever tôt !

C'est à ce moment-là que le biniou se met à carillonner. Gladys décroche, écoute quelques secondes, puis coupe la conversation par un : "Je vous rappellerai plus tard" significatif.

Why ? Une qualité que je partage avec L'homme qui valait 20 centimes : des oreilles en or. C'est simple : à trois cents mètres, j'entends le pépiement d'un Bengali. Et, à l'autre bout du fil, la voix qui pépiait dans le bigophone, elle pépiait dans la langue du Coran. Curieux, non ?

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